Livre Seconde Guerre Mondiale WWII

Recension “Combattre en dictature. 1944-La Wehrmacht face au Débarquement”

Une étude magistrale de l’armée allemande en Normandie

Jean-Luc Leleu, Combattre en dictature. 1944-La Wehrmacht face au Débarquement, Perrin, 2022 

Fantastique ! Un ouvrage passionnant que l’on termine avec regret, tellement il s’avère captivant et novateur à propos d’un des épisodes les plus marquants de la Seconde Guerre mondiale. Nous pouvons l’affirmer d’emblée : le travail, conséquent (les sources et les notes finales en font foi), de Jean-Luc Leleu constitue une avancée conséquente dans la compréhension de la bataille de Normandie. Qui plus est, ce texte très riche est servi par une prose agréable et recherchée.

Une véritable gageure, car le débarquement en Normandie a suscité une abondante littérature, le meilleur y côtoyant le pire, et on pourrait estimer que l’essentiel est connu, en particulier pour le déroulement des opérations, ne laissant au mieux que la perspective d’apporter « du neuf » en offrant des précisions qu’au niveau tactique.

Or, l’auteur nous démontre qu’en dépouillant avec soin et intelligence les sources primaires, il est possible de déceler une multitude d’informations. Il a eu le privilège de pouvoir consulter les archives allemandes (ce qui n’est pas à la portée de tous les chercheurs) et de découvrir des éléments passionnants. A contrario de certains auteurs qui croient faire de l’histoire en restituant la traduction d’un Kriegstagebuch ou d’un War Diary, émaillé d’extraits d’interviews, et ce sans recul véritable ni questionnements dignes de ce nom, Jean-Luc Leleu, qui connaît parfaitement l’aspect militaire de la question (ce qui fait défaut chez les spécialistes de la Seconde Guerre mondiale peu versés dans la connaissance des batailles qui se risquent à évoquer les armées et les combats), sait tirer parti des informations et nous offre une vision renouvelée de la bataille de Normandie. L’utilisation des déclarations effectuées par les officiers allemands après leur capture (souvent enregistrés à leur insu), mais également des échanges entre les différents niveaux d’états-majors au cours de la bataille, est également menée à bon escient. Le travail qui nous est offert avec ce livre est impressionnant : les fins connaisseurs de cette bataille vont rapidement en être persuadés à la lecture de cet ouvrage.

L’auteur nous offre ici la perspective allemande de la bataille, aspect que j’ai jadis moi-même tenté (Invasion ! aux éditions Tallandier, dont l’objet est différent, n’étant certes pas une étude sociologique, et qui ne peut se comparer à l’immense travail de recherches que nous livre ici Jean-Luc Leleu, qui de son côté parle très peu des combats) : ses précisions concernant le haut-commandement allemand et les préparatifs de la Wehrmacht en amont de la bataille sont exactement le livre que j’aurais voulu rédiger à l’époque. Je suis donc particulièrement heureux que quelqu’un se soit attelé à la tâche. La cacophonie de la réaction des états-majors et le « brouillard de la guerre » sont bien expliqués et on peut en effet se demander si certaines mesures auraient changé la donne (l’auteur nous montre que la division « Hitlerjugend » aurait été envoyée sur la côte Fleurie…), même si un échec sur Omaha Beach (impossible vue les circonstances, mais potentiellement possible avec un commandement allemand efficace, ce qu’il n’était pas) aurait signifié une solution de continuité dramatique entre Gold Beach et Utah Beach (ce qui aurait réglé le problème du manque de moyens pour tenir la ligne aux cours des premiers jours –« décisifs »-de la campagne).

Tous les passionnés et les spécialistes vont pouvoir apprécier la qualité des apports, toujours appuyés sur des source sérieuses : la carte de la vision allemande du débarquement est une première pour moi, de même que la connaissance des conditions météorologiques du 6 juin par la Wehrmacht (je me suis fourvoyé sur ce point), ainsi que certains détails que les connaisseurs apprécieront (la façon dont Rommel permet à ses subordonnés de désobéir, notamment en évacuant Caen, sans donner l’impression de ne pas suivre les injonctions de l’OKW, etc). Les données concernant les pertes essuyées au cours de la bataille sont également du plus haut intérêt. La manière dont les Allemands ont anticipé le lieu de l’assaut allié est également évoquée avec pertinence. La répartition géographique des pertes allemandes en Normandie constitue une autre carte particulièrement instructive (on apprend aussi dans le texte que pas moins de 10% des effectifs ont été tués au cours du mois de juin).

L’auteur précise également de nombreux faits qui sont eux bien connus, les étayant ici à l’aide de chiffres et de sources, de témoignages. Toutes les pages consacrées au Jour J ainsi qu’aux plans et aux préparatifs en prélude à l’ « Invasion » fourmillent de détails et de précisions des plus précieux. En de rares occasions, on semble certes enfoncer des portes ouvertes (cf l’âge moyen des hommes capturés en Tunisie en comparaison de celui des soldats faits prisonniers en Normandie), mais, même dans ce cas, Jean-Luc Leleu offre systématiquement des éléments en provenance d’archives pour confirmer par des sources précises de ce qui est connu ou évident. On est toutefois surpris de l’oubli de von Schlieben quand il est question des généraux capturés (la corrélation avec le moral reste sujet à caution).

Le grand apport est celui de l’étude sociologique que mène l’auteur, et qui permet de répondre à la question : combat-on dans des conditions différentes lorsqu’on sert une dictature ? De nombreuses questions sont abordées, soulevant des réflexions pertinentes sur la motivation des soldats, l’obéissance aux ordres, le service médical aux armées, etc. Le degré de nazification de l’armée (que j’aborde dans Etre Soldat de Hitler paru aux éditions Perrin) et ses implications, la brutalité qui a cours dans l’armée allemande (l’évocation des exécutions sommaires est saisissante) et sont traités avec brio. Le lecteur découvrira « la réalité de la reddition » ou encore « l’espoir est un poison tenace », mais aussi la « tolérance pour les chefs », etc (je vous laisse voir à quoi correspond « breloques et colifichets », qui est un passage très pertinent). L’étude du moral des soldats s’inscrit dans la lignée d’un Jonathan Fennell, qui a de son côté abordé le cas de l’armée britannique (en particulier la 8th Army à El Alamein, mais sans être toujours convaincant). Je laisse ici aussi les lecteurs découvrir les propos de l’auteur à ce sujet : nous avons là parmi les passages les plus instructifs d’un ouvrage qui ne manque pas de donner. On note aussi un rappel de l’importance, sous-estimée par rapport aux Panzers et aux parachutistes, de l’infanterie (laquelle a ainsi fait l’objet en 2022 d’un petit livre rédigé par mes soins : Normandie 1944. L’infanterie, reine des batailles, éditions Ysec).

L’auteur replace également la bataille de Normandie dans son contexte. J’ai apprécié la manière dont il explique la façon dont l’événement a été perçu à l’époque (y compris en amont) et la distorsion avec la réalité : en juin 1944, le Reich a déjà perdu la guerre. L’aspect décisif du débarquement, souligne Jean-Luc Leleu, tient avant tout à ses conséquences majeures sur l’après-guerre. Certes, si c’est face à l’Armée rouge que la Wehrmacht a subi l’essentiel de ses pertes avant le 6 juin, cette armée soviétique ne peut l’emporter sans les Alliés, qui sont loin d’intervenir et de peser qu’à partir du 6 juin 1944 (cf guerre aérienne, guerre navale et opérations en Méditerranée), d’autant que ces opérations sont des étapes préparatoires et indispensables au succès du débarquement. Sans la menace d’une Invasion à l’Ouest, on est en droit de se demander comment l’Union soviétique aurait pu vaincre. Comme je l’ai fait à plusieurs reprises, Jean-Luc Leleu rappelle que la moitié des Panzer (et en outre avec des Panzer-Divisionen bien mieux équipées) et plus de 40% des unités sont déployées ailleurs que sur le front de l’Est (où on ne peut guère imaginer un succès de l’opération « Bagration » avec une Ostheer ne souffrant plus de crises d’effectifs et bénéficiant du double de blindés, d’une Luftwaffe conséquente et d’une pléthore de pièces de Flak désormais inutiles dans le Vaterland, etc).

Je n’ai fait qu’évoquer certains aspects des apports du livre, très riche à maints points de vue. 10 grandes parties subdivisées en 37 chapitres permettent d’obtenir un large tour d’horizon : « En ordre de bataille », « Le six juin » (sans surprise !), « Les aiguillons du moral », « La réalité et ses interprétation », etc. Les annexes sont à l’avenant et bienvenues.

Un seul reproche (s’il en fallait un…) : je pense que le sous-titre aurait constitué un meilleur titre… La bibliographie a aussi quelques manques concernant cette campagne, tandis que certains titres surprennent…

Bref, une étude magistrale de l’armée allemande en Normandie. Jean-Luc Leleu met la barre très haut. A l’évidence, nous avons là un ouvrage qui fera date et qui restera une référence.