Seconde Guerre Mondiale WWII

Patton à Avranches : la percée le 1er août 1944

L'exploitation de la percée de Normandie.

Le 1er août, à midi, la 3e armée américaine devient officiellement opérationnelle. Sa mission doit s’effectuer selon trois phases : 1) s’assurer de la zone Rennes-Fougères ; 2) se tourner vers l’ouest pour sécuriser la Bretagne et ses ports ; 3) se préparer à lancer simultanément des opérations plus lointaines vers l’est. Patton dispose pour se faire de quatre corps : le 8e (qui sera lancé vers Brest) et le 15e (qui se dirigera vers Fougères), opérationnels dès ce jour même, ainsi que des 20e et 12e corps qui devront entrer en lice respectivement les 7 et 12 août.[1]

« Bradley est arrivé à 15 heures. Walker et Haislip étaient déjà là. Bradley nous a montré les limites entre armées. Elles sont plutôt étriquées en ce qui concerne la 3e armée puisque nous devons nous glisser à travers un goulot très étroit entre Avranches et Saint-Hilaire ». L’étroitesse du passage que Patton emprunte pour déferler sur la Bretagne n’a pas échappé non plus à Hitler qui projette de contre-attaquer vers Avranches depuis Mortain. Bradley pressent le danger, au contraire de Patton : « Bradley s’inquiète d’une attaque vers l’ouest depuis Mortain. Personnellement, je n’y crois pas beaucoup mais, en déplaçant la 90e DI, je peux la faire avancer et en même temps couvrir le flanc exposé ».

Tout le secteur est congestionné car la 3e armée doit réaliser la prouesse de faire traverser les fleuves qui mènent en Bretagne par plusieurs corps d’armées en utilisant une seule route majeure. De surcroit, les colonnes de ravitaillement du 7e corps de Collins, de la 1ère armée, ajoutent à la confusion. 200 000 hommes et 40 000 véhicules traversent l’étroit goulot. Ce n’est pas quelque chose qui pouvait être fait, dira Patton, mais « cela l’a été ».[2] Toutefois, dès le 1er août, le 8e corps dispose de trois ponts sur la Sée et quatre sur la Sélune.[3] Le ballet est cependant savamment orchestré. Le déploiement de la 90e DI démontre le professionnalisme de l’état-major de Patton et de celui du 8e corps : la division doit en effet traverser Avranches par la même route qu’empruntent déjà deux DB et deux DI. « C’est une opération qui vous aurait apporté une mauvaise note à Leavenworth » commente Patton.[4] Ce dernier craint que cette masse de véhicules ralentie par les embouteillages ne soit la proie de la Luftwaffe. On mesure à quel point la percée américaine eût été compromise sans la maîtrise du ciel avant le déclenchement d’ « Overlord ». Patton en est conscient ainsi que de la nécessité d’agir promptement et efficacement. Aussi, « J’ai fait poster tous les officiers de l’état-major disponibles aux points les plus critiques et j’ai dit à Haislip d’aller en personne à Avranches pour s’assurer que la 90e DI la franchisse sans embouteillage ».[5]

Patton se rend lui-même en personne à Avranches, « car j’ai le sentiment que quelque chose puisse arriver… ». Il y règle en personne la circulation pendant une heure et demie juché sur le podium de circulation de la police placé au milieu de la grand’ place.[6] Partage t-il désormais les craintes de Bradley ? Cette 90e DI n’a pourtant pas l’heur de lui plaire. Les officiers se comportent de façon déplorable selon lui : ils enlèvent leurs insignes et masquent leurs marquages de casques, précaution apprise dans le bocage pour se prémunir des snipers mais Patton n’en a cure. Pis : « J’ai vu un lieutenant de l’artillerie sauter de sa jeep et se cacher dans un fossé quand un avion est passé à haute altitude en tirant un peu. J’ai corrigé ces actes sur le champ ». Pour encourager les hommes, montrer l’exemple et donner la bonne parole, il marche pendant trois kilomètres au sein des colonnes de la division.[7] Landrum, qui commande la 90e DI, ne verra pas la suite des opérations car, dans la soirée, il est remplacé par le général McLain, un choix personnel de Patton qui n’est pourtant pas à l’origine du limogeage.

Codman rapportera à son épouse combien l’action de Patton pour encourager les troupes est déterminante et aussi à quel point, débordant d’énergie, il est dans son élément : « Le Vieux est complètement déchaîné. Il court à droite et à gauche, en long et en large, dans cet incroyable goulot étranglé dans lequel, pendant des jours et des nuits, les divisions blindées en avant-garde suivies de l’infanterie ont avancé pare-choc contre pare-choc. Il pousse, il tire, il exhorte, il encourage, il fait un raffut du diable, il s’amuse comme un fou. […] Une armée entière, depuis le commandant de corps d’armées jusqu’au deuxième classe, est galvanisée par la puissance dynamique d’un seul homme. Bon gré mal gré, même ses supérieurs hiérarchiques se trouvent attirés dans son champ magnétique, et ce qui avait été projeté dans l’atmosphère raréfiée des hautes sphères du haut état-major –l’établissement d’une modeste tête de pont- se transforme en course folle à travers la France ».[8]

Patton ne fait pas que stimuler ses hommes : il veille à ce qu’ils combattent de la façon la plus efficace possible. Il commence ainsi à réprimander un sergent à la vue de sa pièce antichar mise en batterie sans aucun souci de camouflage au pied d’un calvaire situé au beau milieu d’un carrefour. Quand il apprend que le canon a détruit deux Panzer, il s’excuse aussitôt et commente : « La sainteté du lieu a peut-être sauvé le canon ».[9]

Pour continuer à tromper l’adversaire, Eisenhower décide de ne pas encore annoncer publiquement l’activation de la 3e armée. L’ennemi est pourtant assuré de la présence d’éléments de la 3e armée depuis au moins le 19 juillet. Les Allemands finissent par détecter la présence de Patton sur le sol français. Beatrice s’en fait l’écho dans une lettre datée du 14 juillet : dès qu’elle est arrivée dans un restaurant, trois personnes ont rapporté la nouvelle colportée sur NBC, qui a dit que l’armée de Patton était sur le continent. De fait, Beatrice vérifie l’information, présentée comme une rumeur des Allemands, mais sans que le moindre lieu précis ne soit donné.[10] Ce n’est que le 30 juillet que la 3e armée apparait sur une carte de situation du Groupe d’armées B (les forces allemandes défendant la moitié nord de la France et la Belgique). A côté figure pour la première fois le nom de Patton, mais suivi d’un point d’exclamation. Douze jours plus tard, il n’y a plus de place au doute pour les Allemands : Patton est bien le commandant de la 3e armée américaine.[11] Des patrouilles allemandes auraient par ailleurs rapidement mis la main sur des documents du QG de la 3e armée dont un ordre de mission signé de la main de Patton.[12]

S’il fait l’Histoire, Patton en suit toujours les traces, où qu’il se trouve, et sa très grande érudition se révèle à nouveau en cette occasion. « La route qui mène en Bretagne est pleine de souvenirs de Guillaume le Conquérant et de Harold, son hôte indésirable ». Et de citer la cathédrale de Coutances, le fait que presque chaque localité possède des vestiges de châteaux forts (dont les murs ont soutenu de longs sièges alors qu’une « bombe aérienne ou une salve de nos 240 pourrait [les]percer ») mais aussi le pont au sud d’Avranches, dont sa 3e armée s’est emparé, « qui avait forcément son prédécesseur au temps de Guillaume et de là la route menant à Dol et Dinant est indéniablement la même qu’empruntée par William et Harold, faucon au poing ». Il n’est pas seulement un féru d’Histoire. Ses carnets sont émaillés de considérations sur les populations rencontrées. Pour ce riche américain vivant dans l’opulence sur la côte ouest des Etats-Unis, les Bretons ne lui semblent pas avoir changés depuis 1913… Il apprécie en revanche que les Français fassent montre d’un bon esprit et ne s’apitoient aucunement sur leur sort.[13]

La 4e DB, première division à pénétrer en Bretagne, couvre plus de 60 kilomètres dès le premier jour. Bradley ne semble pas avoir encore pris la mesure du succès obtenu puisqu’estime que Rennes pourrait être atteint d’ici deux semaines[14]… La 3e armée va lui montrer qu’il va falloir réexaminer ses estimations. L’exploitation en Bretagne est rapide mais elle ne se déroule pas comme Patton le souhaitait : Middleton n’a envoyé que la seule 4e DB de Wood sur Rennes, préférant diriger la 8e DI le long de la côte, où opère déjà la Task Force Earnest (soit 3 500 hommes) car il craint la menace que peut faire peser Saint-Malo sur ses arrières. Patton peste contre cette décision. « Je ne comprends pas pourquoi Middleton se montre si apathique ou stupide ».[15]

C’est donc Patton qui doit stimuler en personne l’ardeur de ses généraux. Dans l’après-midi du 1er août, alors qu’il règle en personne la circulation à un carrefour, Grow, qui commande la 6e DB, voit une jeep s’arrêter à sa hauteur : c’est Patton qui est assis près du chauffeur. Le Californien lui enjoint de prendre Brest sans se soucier des nids de résistance qu’il faudra dépasser. C’est un Grow ravi qui annonce à son état-major qu’il a enfin reçu « une mission de cavalerie d’un véritable cavalier ».[16]

Quoi qu’il en soit des difficultés, Patton est enfin dans son élément. En effet cavalier dans l’âme et spécialiste de l’arme blindée, il est l’homme de la situation pour lancer des colonnes dans la profondeur du dispositif adverse. Son euphorie se lit sur les photographies de la période : il fait plus rarement la moue mais arbore un sourire de vainqueur. En une occasion, il quitte son PC à bord d’une jeep avec Codman à ses côtés, suivi par Stiller monté dans une automitrailleuse : une longue sortie à la recherche de la 6e DB avec un Patton qui jubile de satisfaction à chaque fois qu’il atteint le lieu indiqué sur le bord d’une carte et qu’il est contraint de prendre la suivante… Comme toujours, il exige davantage de témérité et de vitesse.

Il est aux anges : « Comparées à la guerre, toutes les autres activités humaines sont futiles, si vous aimez la guerre comme je l’aime ».[17] Patton se montre partout pour maintenir le tempo de l’avance et stimuler ses hommes. Son arrivée dans un secteur devient vite familière. Il y a d’abord une puissante sirène, qui annonce en fait qu’il faut céder le passage le plus souvent d’une simple jeep ornée d’étoiles et de fanions qui fonce à tombeau ouvert suivie d’un second véhicule qui essaye tant bien que mal de suivre le rythme. « C’était sa façon de faire savoir aux troupes que le Vieux montait au front. C’était amusant », rapporte Fred Hose, du PC de la 3e armée.[18] Une façon de procéder qui peut s’avérer très dangereuse. Patton trouve certes très excitant de rouler sur des kilomètres sans rencontrer un seul GI sur un terrain qui est alors censé être territoire ennemi, mais, le lendemain, lorsqu’il apprend au briefing qu’il est passé à travers une division allemande, « Je n’ai pas voulu causer du chagrin à notre officier de renseignement en disant que je n’ai pas été capable de la trouver ». Il reste que si son officier avait été dans le vrai, l’Amérique aurait perdu un de ses meilleurs généraux.[19]

En l’absence de Patton au QG du 8e corps, Bradley, toujours inquiet d’une contre-attaque allemande, ne se satisfait pas d’avoir maintenu la seule 90e DI près d’Avranches et il prend sur lui de déplacer la 79e DI vers Fougères. Prenant Patton de haut, Bradley affirme à Middleton que le chef de la 3e armée ne sait pas ce que c’est que d’être attaqué par trois ou quatre divisions à la fois.[20] De retour du front, couvert de poussière et ankylosé, Patton, en bon subordonné, acquiesce mais il n’est pas d’accord sur le fond et craint « qu’il était en train de prendre le complexe britannique de prudence excessive ». Bradley l’ignore, mais Patton a déjà fait déployer la 5e DB dans le secteur de Fougères, pour protéger son flanc avant d’aller plus en avant… Les ordres des deux hommes concordent donc. [21]

Pour Patton, c’est à l’ennemi de se soucier de ses flancs, pas à lui. Son attitude ne doit cependant ne pas apparaître comme une marque de désinvolture : il tient compte des renseignements et se sait soutenu par l’aviation et, accessoirement, par les FFI en Bretagne. Par ailleurs, en dépit de ses déclarations, il a toujours veillé à déployer des formations d’infanterie dans des secteurs menacés et sur son flanc gauche, et ce dès le premier jour de la percée. Ses décisions, apparemment impulsives pour Bradley, sont cependant prises avec sérieux sur la foi de renseignement fournis par Koch ainsi que par ses reconnaissances terrestres et aériennes. Quand il frappe dans un secteur faible du dispositif adverse, ce n’est jamais le fruit du hasard.

[1] Spires, p 70

[2] D’Este, p 627

[3] Yeide, p 251

[4] The Patton Papers, p 495

[5] Ibid, p 496

[6] Farago, p 290

[7] The Patton Papers, p 197

[8] Farago, p 290-291

[9] Patton, p 100-101

[10] The Patton Papers, p 481

[11] Yeide, p 230

[12] Farago, p 319

[13] The Patton Papers, p 500

[14] D’Este, p 623

[15] The Patton Papers, p 496

[16] Farago, p 291-292

[17] The Patton Papers, p 496

[18] Lande, p 118

[19] Patton, p 98

[20] Jordan, p 369

[21] D’Este, p 630 ; Jordan, p 369