
Marie Moutier-Bitan, Les Champs de la Shoah. L’extermination des Juifs en Union soviétique occupée. 1941-1944, Passés Composés, 2019
Voilà un ouvrage magistral qui fera date. Bien écrit, clair, dûment renseigné et, surtout, le fruit d’un travail conséquent mené sur le terrain, dans les archives et avec le concours de témoignages recueillis in situ. Un impressionnant travail d’historienne de premier plan. Le lecteur découvre un récit chronologique organisé en une successions de chapitres relativement courts. Le propos est toujours pertinent, chaque affirmation étant dûment étayé. le point fort du livre est son aspect résolument humain, comme à l’accoutumée avec Marie Moutier-Bitan (j’avais apprécié son excellent Lettres de la Wehrmacht). Une approche d’autant plus efficace que l’auteure a mis un point d’honneur à faire intervenir des témoins présentant tous les points de vue: victimes, bourreaux, voisins…
L’entame du livre est intelligente et bienvenue, car elle replace la Shoah en Union soviétique dans son contexte culturel. On apprend beaucoup sur le peuple juif en Russie, puis en Union soviétique, ainsi que de ses rapports avec les autres populations. L’un des nombreux autres intérêts de ce travail est que Marie Mounier-Bitan ne se limite pas à la période de 1941-42, mais étudie le drame à l’Est en dehors des camps d’extermination jusqu’à la reconquête soviétique de 1944 (certes plus brièvement, puisque les populations juives ont déjà été massacrées à cette date).
L’auteure, qui nous présente également les pérégrinations de Himmler sur les lieux du crime, explique avec clarté les différentes phases de la Shoah dans la première partie de la guerre, avec la « répétition » de Pologne, mais aussi les pogroms des premières phases de Barbarossa, avec le concours actif des populations locales (dont Marie-Bitan met en lumière la forte propension au pillage des biens juifs, ainsi qu’à la délation), en particulier dans les Pays Baltes et en Ukraine. La complicité de toutes les formes de police, mais aussi de la Wehrmacht (qui n’a rien de l’image d’armée apolitique et « propre » qu’elle a si longtemps voulu donner), ainsi que celle des forces roumaines, est mise en évidence à travers les récits proposés. On découvre un autre exode que celui de 1940, fuite qui ne fait le plus souvent au mieux que retarder l’échéance, sauf, paradoxalement, pour ceux qui ont eu la « chance » d’être déportés à l’Est par Staline… La diversité des situations et des modes de procédure est intéressante à noter (le passage sur les mines du Donbass, terrible, est à retenir).
Même lorsque le lecteur est bien au fait des atrocités commises dans le cadre du génocide, on reste sidéré devant la brutalité et l’horreur des événements décrits. L’exécution dans des conditions atroces ne saurait suffire aux nazis, il leur faut imposer souffrances et humiliations de toutes sortes, du calvaire dans des ghettos surpeuplés à une agonie dans un froid glacial, en passant par les humiliations de la nudité avant l’assassinat et la pratique du viol. Les portraits des assassins qui nous sont dressés font froid dans le dos. Que penser de cette épouse de SS qui écrase des enfants juifs en chevauchant sa monture ?
Le rythme d’écriture est haletant, en plus d’être agréable. On espère que le protagoniste parviendra à survivre… Je pense à cet homme dissimulé dans des toilettes condamnées, désigné aux nazis par une voisine depuis sa fenêtre, mais sauvé par son épouse… Je pense à ces quelques jeunes qui ont réussi à survivre à une fuite à travers champ ou à une chute dans la fosse aux cadavres, en ayant survécu aux tirs… Au final, il s’agit là du meilleur ouvrage sur la question.
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