Livre Seconde Guerre Mondiale WWII

Recension « La Course au Rhin (25 juillet-15 décembre 1944) », Nicolas Aubin (Economica, 2018)

Ce livre comble, non sans une certaine réussite, une lacune historiographique francophone.

Nicolas Aubin, La Course au Rhin (25 juillet-15 décembre 1944). Pourquoi la guerre ne s’est pas finie à Noël?, Economica, 2018, 512 pages

Ce livre comble, non sans une certaine réussite, une lacune historiographique francophone et il est le bienvenu car, même si tous ces affrontements ont été bien décrits dans des ouvrages étrangers ou dans des hors-série des revues hexagonales, il n’existe pas de synthèse en français de cette partie de la campagne de 1944, pourtant cruciale (alors qu’on ne compte plus les livres en français consacrés à la Normandie et aux Ardennes, voire, dans une moindre mesure, à Arnhem, aux Vosges et au débarquement en Provence). Il n’était pas facile d’écrire un synthèse complète sur tant d’opérations et tant de problématiques: objectif rempli. Les 150 premières pages traitent de stratégie et de doctrines, mais surtout de la fin de la bataille de Normandie (un mois, tout de même…). Le livre est dense car l’auteur dispose d’encore 350 pages pour le reste, ce qui fait que les détails ne manquent pas: on ne survole aucune question, et c’est un des points forts de l’ouvrage. Par ailleurs, autre point apprécié, l’auteur nous gratifie de nombreuses réflexions d’ordre stratégique ou opérationnel, ainsi que de données chiffrées nombreuses et pertinentes. Tout au long de l’ouvrage, N. Aubin ne manque pas de nous présenter les diverses options offertes aux Alliés au moment cruciaux de la campagne ainsi que celles des éventuelles occasions perdues. Enfin, une dernière partie, intéressante aussi, s’intitule « Enseignements et réflexions », où il est beaucoup question de commandement.

C’est d’ailleurs un sujet sur lequel je rêvais d’écrire. C’est chose faite par un autre, et plutôt bien faite (en dépit des réserves qui vont suivre), mais je ne suis pas quelqu’un de la trempe de certains historiens, prompts à dénigrer un auteur dès lors qu’il s’intéresse et écrit sur mes sujets de prédilection.

Les opérations sont bien décrites, le propos bien documenté. Le texte se lit bien, d’autant qu’il est agrémenté de témoignages et de citations (peut-être pas assez pour le simple soldat, ce que N. Aubin et ses pairs méprisent sous le vocable de « pop history »). Le plan est également bien organisé. Indubitablement, N. Aubin connait le sujet qu’il traite.

Passons sur les quelques erreurs de détails, qui ne nuisent cependant pas à la qualité de l’ensemble, même si elles sont inattendues pour une production qui se veut soignée… Signalons quand même que l’auteur ose comparer le paysage de haies anglais avec le bocage normand, sans doute parce que, contrairement à moi, il connaît très mal la Basse-Normandie et/ou l’Angleterre : point de chemins creux avec haies épaisses outre-Manche : non, rien de comparable avec ce qui attendait les forces alliées (et pas seulement dans le bocage du Cotentin, voire la Suisse normande, n’en déplaise à ceux qui connaissent très mal la Normandie). J’ajoute que Patton n’est pas le général au revolver « à crosse de nacre », mais à crosse d’ivoire. Les erreurs de détails ne touchent pas au fond.

En revanche, à trop vouloir prendre le contrepied de ce qui est admis, nombre de conclusions ou d’affirmations un  peu trop péremptoires me paraissent erronées ou hasardeuses.

Avant d’aborder le vif du sujet, page 45, N. Aubin, qui est un béotien sur l’Afrikakorps (il me l’a avoué lorsqu’il a recensé mon livre éponyme publié en 2013), ose écrire, à propos d’El Alamein, en parlant de Montgomery: « Le général était alors parvenu à réussir l’impensable: détruire, en attirant à lui les groupes mobiles ennemis, l’armée de l’Axe sans même l’encercler ». C’est oublier les nombreuses unités italiennes déployées au sud du front, et de fait encerclées faute d’avoir pu se replier suffisamment vite, c’est oublier que Rommel a dû se maintenir à El Alamein plus longtemps que voulu sur ordre du Führer, c’est oublier que réduire la force blindée adverse presque à néant n’est pas une nouveauté dans le désert (La 8th Army puis le DAK au cours de « Crusader »; la 8th Army pendant la bataille de Gazala), c’est oublier que l’idée d’attirer les Panzer dans « un piège antichar » est bien connu depuis des lustres…

Comment peut-on admettre raisonnablement que ne pas prendre Brest d’assaut n’aurait pas signifié davantage de moyens ailleurs, particulièrement en munitions? Sans parler des effectifs détournés pour le siège… Si Anvers est pris avec son embouchure dégagée, la stratégie des Festung de Hitler se serait avérée caduque affirme l’auteur. Oui, mais justement ce ne fût pas le cas ! Hitler a décidé de la meilleure stratégie. Sans parler des avantages évidents qui auraient découlé du renoncement à la stratégie des Festung pour la logistique alliée… L’auteur, qui se veut précisément le spécialiste de la logistique (son livre sur le sujet est en effet une réussite), affirme que le problème du ravitaillement allié tient en grande partie dans son matériel, en particulier les modèles de camions, ainsi que la trop grande distance : un argument spécieux qui aurait volé en éclat avec le contrôle rapide (et sans destructions) des ports de la Manche et d’Anvers, ce qui n’était pas prévu.

Les conclusions sont plusieurs fois erronées (à mes yeux, mais mon opinion est bien entendu discutable: le tout est de ne pas être trop affirmatif, surtout lorsque le propos n’a vraiment rien d’évident). Envisager de contourner le flanc de la 7. Armee en Normandie comme le font Monty et Bradley, c’est très différent de caracoler en profondeur, comme le fera Patton, et, plus encore, d’encercler l’ennemi. Et la conclusion de N. Aubin est contredite par l’opération « Bluecoat » : la logique de cette offensive n’est pas de soutenir « Cobra »et d’attirer les réserves allemandes (à ce stade, « Cobra » a déjà réussi et les 2. et 116. Panzer sont face aux GIs), mais elle est envisagée comme une opportunité pour percer et contourner l’armée allemande (et ce n’est pas ce qui se passe…).

Nicolas Aubin souligne que les Allemands, accrochés à leur système défensif en septembre-octobre, pour la première fois depuis le D-Day, réussissent à se constituer des réserves opérationnelles de Panzer, ce qui avait été impossible en Normandie. Certes, mais à l’automne 1944, toutes les divisions d’infanterie sont en ligne, et ce en nombre suffisant pour retirer du front quelques unités mobiles, alors que ce n’était pas le cas en Normandie où la majeure partie des formations d’infanterie gardent l’Atlantikwall et le Sudwall (ce qui oblige Rommel et Rundstedt à maintenir les PZD en 1ères lignes). C’est aller un peu vite en réflexion ; après tout, de nombreuses divisions blindées sont en réserve le long de la côte et/ou en cours de reconstitution : songeons ainsi à la 9. Panzer qui peut intervenir ainsi en août, à la 11. Panzer dont la présence sera décisive après le débarquement en Provence, sur la 116. Panzer demeurée si longtemps dans le Pas-de-Calais et donc encore « fraîche » lors de « Cobra », sur le fait que la 12. SS Hitlerjugend soit placée en réserve avant « Goodwood » en vue d’être redéployée plus au nord ; etc.

N. Aubin a beaucoup de mal avec la bataille de Caen : il cherche à me répondre en prétendant que les PZD n’y sont pas concentrées sans l’arrière-pensée de pouvoir être redéployée plus au nord en cas de nouveau débarquement. Les Allemands y envisagent par ailleurs leur contre-offensive (même si Rommel aurait désiré un effort sur Carentan). De toute façon, cette idée que Monty voulait y attirer les PZD, pas entièrement fausse, se heurte à deux réalités : 1)il n’a jamais prévu d’être bloqué devant ou à proximité de Caen, 2) si Hitler avait écouté ses maréchaux et envoyé les ID demandées en renforts, les Allemands auraient disposé d’une belle réserve et nul n’oserait écrire que Montgomery a mené avec brio sa campagne…

On finit, en conclusion, par négliger les facultés de la Wehrmacht : il est en effet de bon ton de les réduire, alors qu’on assiste à un redressement spectaculaire tout en préparant conjointement une contre-offensive majeure (ce qui sera la bataille des Ardennes). Certes, si les armées alliées n’avaient pas été à bout de souffle, la Wehrmacht n’aurait pu tenir.

La Wehrmacht n’était-elle pas un trop « gros morceau » pour être anéantie en une seule campagne (en l’occurrence la Normandie)? Il semble que non, car les Alliés ont manqué plusieurs occasions d’occasionner des pertes drastiques : la 7. Armee à Falaise ; la 7. Armee et la 5. Panzerarme sur la Seine ; mais aussi les forces de Blaskowitz qui remontent du sud et du sud-ouest ; le repli de la 15. Armee de Zangen à travers l’Escaut… Quant à affirmer que les divisions de Panzer disposent encore d’une grande partie de leurs effectifs, c’est oublier que les unités de Panzergrenadiere sont saignées à blanc… Enfermer la nasse complètement à Falaise aurait changé tout de tout au tout. Mais force est de constater que les Alliés ont eu « chaud » eux aussi, et ce dès le début de la campagne. Rien n’était écrit à l’avance. La guerre pouvait finir avant le 8 mai 1945, ou après…

On ressent un besoin constant de tout relativiser. Aubin est moins pire vis-à-vis de Patton que je ne le craignais, mais si Monty n’est pas épargné, il a le beau rôle, bien que l’auteur ne fasse pas preuve d’un trop grand excès dithyrambique. Mais quid du fait de présenter Patch comme le meilleur des généraux alliés ? Certaines contingences ne sont pas liées au leader concerné. On ne peut imputer à Patton le blocage des ports de la Manche, ce qu’il ne pouvait prévoir…Par ailleurs, les critiques formulées valent parce que le général en question a échoué, alors que leur pratique aurait été saluée s’ils avaient réussi, ce qui était fort possible. En revanche, on apprécie l’effort pertinent de mettre en avant l’éducation militaire des protagonistes et de montrer les différences doctrinales au sein de la coalition anglo-saxonne. Mais l’auteur s’embrouille quelque peu lorsqu’il évoque la question de l’attaque sur tous les fronts au point nodal, les échelons tactique et stratégique n’étant pas comparables. On peut presque regretter que certains auteurs (les stratèges « de salon » évoqués à la dernière page) n’aient pas été aux commandes du SHAEF : on aurait gagné en 1944… Nous possédons et savons des éléments que les protagonistes de l’époque ignoraient. Le plan du SHAEF ne prévoyait pas une poussée au-delà de la Seine dans un premier temps. Le matériel et l’équipement ne posent aucun problème, alors que N. Aubin prétend que le matériel de la logistique américaine n’est pas configuré comme il convient : il l’aurait été avec des bases sur la Seine et le contrôle des ports, et il l’a été car il a été possible de le transporter.

Les sources sont abondantes, pertinentes .

Un bémol sur ce livre réussi, cependant. On retrouve le passionné du communisme sous-jacent chez N. Aubin, ce qui explique sans doute ses références à un ouvrage de Jean Quellien (très réussi au passage, mais très classique), dont il avait encensé la Seconde Guerre mondiale parue chez Tallandier au détriment de celle de Claude Quétel publiée au même moment chez Perrin (je connais très bien les deux hommes, Bas-Normands comme moi, les ayant côtoyés dans des contextes très différents). Il y a toujours un danger à se laisser aller à des considérations d’ordre politique… L’aspect idéologique (qui doit pourtant être banni de tout livre d’Histoire) transparaît dans des réflexions sur la pensée libérale, la critique de la réussite personnelle au détriment du succès collectif, et autre gabegies d’un autre âge fustigeant l’esprit de compétition… Et de citer M. Crozier et E. Friedberg.

En dépit de ces critiques, parfois vives, mais fondées, j’ai apprécié la lecture de cet ouvrage. L’essentiel de la période est rapporté, et plutôt bien rapporté.